« Il va falloir parler avec les Talibans... » Entretien avec Jean-Yves Berthault, ancien ambassadeur de France à Kaboul

Pour comprendre le fiasco des Américains en Afghanistan, il faut écouter et lire Jean-Yves Berthault, ancien ambassadeur français qui raconte ses « Déjeuners avec les Talibans ». Son livre est passionnant et le message est clair.
Jean-Yves Berthault, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans le monde arabo-musulman dont trois séjours en Afghanistan, raconte ce qu’il a vu et appris de ses contacts avec les Talibans lorsqu’ils étaient au pouvoir. Il donne là des clés pour comprendre la faillite du dernier régime, asphyxié par la corruption, et déstabilisé par la naïveté d’un Occident qui n‘a pas su comprendre que son propre modèle ne pouvait guère s’appliquer à la réalité de ce pays.
Le livre est passionnant.
« Déjeuners avec les Talibans », c’est donc le titre du livre que Jean-Yves Berthault vient de publier aux éditions Saint Simon pour témoigner de ce qu’il a appris après tant d’années de contacts dans ce pays bouleversé par la guerre permanente, la drogue, l’Islam radical et l’intervention des puissances étrangères.
Jean Yves Berthault, diplomate de carrière, est arrivé en Afghanistan en 1979, alors que les Russes allaient bientôt occuper le pays. Et il les a vus s’engager dans une guerre coûteuse et meurtrière, avec tous ceux qui se mobilisaient dans une lutte de libération basée sur le Djihad. A nouveau en poste 16 ans plus tard à l’Ambassade de Kaboul, cette fois pour la diriger, il a entrepris de dialoguer avec les Talibans les moins radicaux, et raconte comment un tel dialogue est possible. Il raconte avoir vu le gouvernement mis en place après l’invasion américaine perdre progressivement de son crédit, dans la corruption et la drogue. Il a vu les Américains déterminés à se désengager du pays dans un véritable « sauve-qui-peut ». Aujourd’hui, il assiste, comme tous les Occidentaux, au retour des Talibans au pouvoir, avec la crainte de l’opposition terroriste qui se réveille, celle de Daesch et de l‘Etat islamique.
Entretien avec Jean Yves Berthault
Jean-Marc Sylvestre : Jean-Yves Berthault, vous connaissez bien les Talibans, vous n’avez jamais rompu le contact avec eux et aujourd’hui encore, vous avez des retours d’informations qui vous incitent à prôner le dialogue, la négociation avec eux. Faut-il leur parler et négocier avec eux les conditions de cette transition ?
Jean-Yves Berthault : Il va évidemment falloir leur parler et négocier. Les informations qui nous parviennent de Kaboul ne nous rendent guère optimistes : le gouvernement annoncé ressemble à s’y méprendre à celui de 1996-2001, la condition féminine redevient un sujet brûlant, mais nous avons encore à achever les opérations humanitaires visant à faire sortir du pays les personnes que nous avons le devoir moral de protéger. La crise alimentaire qui se profile imposera aussi des contacts pour canaliser l’aide aux populations demeurées dans le pays.
Nous n’avons pas davantage de raisons de laisser à la Russie, à la Turquie ou à la Chine l’exclusivité d’une relation économique qui laisserait les populations sans protecteurs étrangers, ces pays n’étant pas réputés pour favoriser les droits humains là où ils s’ingèrent. Enfin, il faudra des observateurs pour suivre l’évolution du régime et percevoir en amont les risques de radicalisation.
Justement, pourquoi et comment les Talibans ont pu s’installer aussi facilement et aussi vite ?
Jean-Yves Berthault : Il n’y a pas eu de résistance des populations parce que le gouvernement précédent était discrédité et corrompu. Le Président s’est d’ailleurs enfui dès que les Talibans sont arrivés aux portes de Kaboul, alors même que, pour qu’il n’y ait pas d’effusion de sang, les Talibans avaient attendu deux jours que l’équipe précédente parte. On dit que l’ancien président d’Afghanistan est parti, sans même prévenir ses collaborateurs, emportant un butin de valises bourrées de 169 millions de dollars.
Sait-on où Ashraf Ghani, le président en fuite, est parti se réfugier ?
Jean-Yves Berthault : Je pense qu‘il est parti là où résident déjà beaucoup d’Afghans qui se sont immensément enrichis pendant l’occupation américaine : dans les pays du Golfe.
Les Talibans qui sont installés au pouvoir sont-ils les mêmes que ceux que vous rencontriez entre 1997 et 2001, c’est à dire il y a plus de 20 ans ?
Jean-Yves Berthault : Le peuple taliban, les combattants sont les mêmes, ils sont porteurs d’une idéologie islamique et pour eux, l’organisation de la société doit s’appuyer sur l’application de la Charia.
Les leaders talibans ont sans doute un peu évolué, parce que certains ont voyagé et ont vu que dans certains pays du Golfe partageant une conception de la religion très proche de la leur, la condition féminine est nettement meilleure que celle qu’ils croyaient devoir instaurer. On voit ainsi que les femmes pourront étudier et être soignées à l’hôpital, ce qui n’était absolument pas le cas lors de la période précédente. Les Talibans sont très nationalistes, jaloux de leur indépendance. Ils n’ont pas l’ambition d’exporter le Djihad en Occident comme Daesch. Leur projet n’est pas de convertir le monde à l‘Islam et tant qu’on ne s’ingérera pas à l’excès dans ce qu’ils croient être du ressort de la religion, on pourra parler. D’autant qu’ils vont avoir besoin de l’Occident. Le pays n’a plus d’argent, les banques sont fermées, les fonctionnaires n’ont pas été payés, les magasins ne sont pas approvisionnés et beaucoup de leurs compétences sont en train de partir à l’étranger.
Donc ils vont forcément réagir. Notre levier sera l’argent de l’État afghan qui était déposé dans les banques centrales, et notamment à la Réserve fédérale américaine. Il faudra que le FMI et la Banque mondiale versent les aides et subventions qui étaient prévues de longue date. Les États-Unis et l’ensemble de l’Occident n’ont pas intérêt à asphyxier le pays, sinon les courants extrémistes et terroristes, Daesch et Etat islamique, pourraient monter en puissance.
Alors oui, il faut continuer de négocier pour éviter cette escalade. Je crois que les Talibans au pouvoir à Kaboul vont d’ailleurs desserrer les contraintes sur la vie quotidienne, et notamment sur les femmes, dont la condition au cours des dix dernières années avait beaucoup évolué. Leur condition à l'hôpital, à l’université, va être un marqueur important de ce que les dirigeants talibans peuvent accepter.
Quand vous étiez en poste à Kaboul, vous racontez dans le livre que vous avez toujours essayé de dialoguer avec les représentants des différents courants de la société. Vous avez rencontré le commandant Massoud, mais il n’y a pas eu d’entente possible avec les Talibans. Que pensez-vous aujourd’hui de son fils, que certains intellectuels voient en chef de la résistance ?
Jean-Yves Berthault : Le commandant Massoud était un homme extraordinaire, c’était un chef de guerre étonnant avec une armée de volontaires fidèles et dévoués, mu par l’ambition de prendre le pouvoir, ce qu’il n’a jamais pu se faire dans ce pays tribal, Massoud appartenant à une ethnie minoritaire. Il voulait revenir à un Islam plus modéré.
Son fils a hérité de cette image, de ce prestige, son nom est toujours respecté, en tout cas dans les provinces tadjikes, mais le fils Massoud ne saurait être comparé à son père, il a fait ses études à Londres, il est proche du modèle occidental et il n’a pas d’armée et pas de légitimité autre que sa filiation. Le minuscule réduit où il est assiégé, au Panchir, ne saurait être une base de reconquête. Les Talibans ont gagné la guerre et ils n’ont politiquement pas besoin d’un Massoud.
Les Américains ont occupé l‘Afghanistan pendant vingt ans. Vous écrivez dans votre livre qu'ils ont dépensé plus de 1000 milliards de dollars, soit 50 milliards par an. Mais qu’ont -il fait de cet argent ?
Jean-Yves Berthault : Ils ont entretenu une armée d’occupation, participé à la construction de quelques routes, ils ont construit des écoles, des universités, des hôpitaux. Kaboul est devenu une ville avec une classe moyenne que les Talibans n’auront pas intérêt à bouleverser, parce qu’ils vont en avoir besoin. Ils ont fait du « Nation building », concept dont la plupart des habitants des campagnes ne voulaient pas.
En fait, il y a beaucoup d’argent américain qui est parti dans les poches des gouvernants ou des hauts fonctionnaires. De véritables fortunes sont maintenant à l’abri dans les pays du Golfe.
Alors de quoi vit le peuple afghan ?
Jean-Yves Berthault : Le peuple afghan vit mal, très pauvrement. En dehors de l’agriculture de subsistance, menacée ces dernières années par la sécheresse, il y a des réserves de matières premières, des terres rares notamment, mais qui ne sont guère exploitées. Les Afghans vivent surtout des aides internationales et américaines, et beaucoup de la drogue. La production de l’opium en Afghanistan couvre près de 95% du marché mondial.
Qu’est ce que peuvent faire les Talibans avec l’opium, que le Coran interdit de produire et de consommer ?
Jean-Yves Berthault : Les Talibans ne peuvent pas conserver les cultures de chanvre, de cannabis et surtout de pavot, c’est contraire à leur religion. Depuis que les Américains sont arrivés et les ont chassés, rien n’a été fait pour arrêter la culture du pavot. On peut donc espérer que les Talibans interdisent ces cultures, mais les paysans auront besoin de l’aide internationale pour les semences. Un sujet de discussion et un autre levier…
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