La masse d’épargne accumulée par les Français trahit cette contradiction mortifère entre la vraie richesse de ce pays et le sentiment de pauvreté.

Les trains et les métros roulent, les investisseurs étrangers « choose » Versailles, le made in France est invité à l’Élysée, Édouard Philippe a retrouvé son humour potache. Laurent Berger engrange les adhésions et Martinez est en colère contre ses gars. Macron est content et s’il se met en colère, c’est contre les flics israéliens. La France va donc mieux. À peine croyable.



La France se retrouve aujourd’hui dans une situation historiquement surréaliste. Parce qu’objectivement, les Français (tous les Français) sont désormais très riches s’ils se comparent à 90 % des habitants de la planète, très riches même par rapport à leurs grands-parents, alors que la majorité se considèrent déclassés et sans avenir et s’enferment dans une dépression qui provoque chez certains des poussées de fièvre et de violence ou chez d’autres un découragement qui annihile tout effort d’évolution positive.
En 1968, Pierre Vinson-Ponte avait prévenu le pouvoir que la France profonde s’ennuyait au point d’être capable de faire n’importe quoi. Aujourd’hui, les Français ne s’ennuient pas, ils se désolent et s’énervent contre leurs dirigeants.
L’indicateur qui mesure le mieux l’ampleur de ce dysfonctionnement et de cette contradiction est celui de l‘épargne des Français. L’épargne, c’est la part de l’argent disponible (donc hors impôts) qui n’est pas consommée.
Depuis un an, et particulièrement depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, la masse d’épargne liquide conservée par les Français depuis un an a considérablement grossi. Les comptes courants, les livrets d’épargne et les plans d’épargne n’ont jamais été aussi remplis. L'appétit des Français pour l'épargne est devenue gargantuesque.
Alors on savait que l’investissement dans l’immobilier était très dynamique mais c’est de l’investissement financé par le crédit. On sait que quelques fois, surtout les Français plus plus riches que la moyenne achètent des actions mais ils sont très rares. L‘immense majorité des Français s’engagent massivement dans les placements « sécurisés » (livrets d'épargne réglementée, dépôts à vue, assurance-vie avec fonds en euros).
L'encours du livret A a progressé de 13 milliards d’euros en 2019, à près de 300 milliards d'euros. Si on ajoute à ces 300 milliards de la caisse d’épargne, les 600 milliards sur les comptes courants, les 700 milliards sur les livrets d’épargne retraite ou d’épargne logement et les 1700 milliards d’assurance vie, on arrive à un total de 3200 milliards d’euros, qui donne l’image d’une France profonde très riche. France profonde parce que les riches, les vrais, sont investis ailleurs que dans des comptes d’épargne.
Cette masse d’argent liquide représente en moyenne 53 000 euros par Français. Alors, c’est une moyenne avec toutes les distorsions que ça représente. C’est une moyenne qui représente pour 80 % des Français l’essentiel de leur patrimoine. Mais c’est de l’argent disponible, du cash ou presque. C’est assez incroyable parce que cet argent aujourd’hui ne rapporte strictement rien, puisque les taux de rémunération sont nuls ou, presque. Et la sécurité de cet argent n’est assuré qu’en fonction de la solidité des institutions financières (dont on sait qu’elles ne sont pas immortelles) et de la garantie d’Etat confirmée au lendemain de la grande crise de 2008 après la faillite de Lehmann Brothers.
Alors l’existence de ce pactole financier pose évidemment un certain nombre de question et suggère d’ailleurs certaines évolutions ;
La première question est de savoir pourquoi tant d’épargne? Alors que les revendications déclarées et proclamées dans toutes les manifestations sociales portent principalement sur des demandes de pouvoir d’achat. Des demandes d’ailleurs qui ont été entendues partiellement puisque le gouvernement a largement ouvert les vannes pour rétablir le calme après les gilets jaunes. Le cout de ces mesures a été évalué dans un premier temps à 17 milliards d’euros, sans parler des efforts consentis par les entreprises au niveau des salaires et des primes de fin d’année. L’essentiel de ce pouvoir d’achat aurait dû normalement se retrouver en consommation et revenir dans le circuit économique. Il n’en a rien été. Le grand bénéficiaire aura été la caisse d’épargne.
Pour tous les économistes, cette épargne liquide, disponible est une épargne de précaution destinée à sécuriser le ménage. Cette épargne est donc un marqueur d’inquiétude collective.
Parce qu’ils sont inquiets de l’avenir, les Français jouent les fourmis à un point qu’on ne pouvait pas imaginer. Alors que la situation de l’emploi s’est améliorée dans la plupart des secteurs, au point où certains souffrent de pénurie de main-d’œuvre. Alors que le modèle social reste un des plus généreux du monde (sur le chômage, la santé, le logement et l’éducation). Alors que la réforme majeure des retraites vise plutôt à améliorer le régime général plutôt qu’à le détruire. Alors la machine administrative est lourde et les Français acceptent d’en payer le prix en impôts sans trop broncher. Il y a eu des grèves dans beaucoup de secteurs en France mais il n’y a jamais eu de grève de l’impôt.
La deuxième question est de savoir si la demande exprimée de pouvoir d’achat ou de sécurité sur les retraites était la principale demande. Sans doute pas, puisqu’en répondant à ces demandes-là, on n’a pas calmé l’inquiétude sociale. L‘expression de l’inquiétude a changé , mais elle n'a pas disparu. La preuve par l'épargne de précaution. Il faut d’ailleurs rappeler que la majorité des manifestants gilets jaunes n’appartenait pas aux catégories sociales les plus misérables du pays. Et ceux qui protestaient contre la réforme des retraites étaient majoritairement des personnels protégés sous statut public.
Il y a donc d’autres besoins à satisfaire que l’inquiétude matérielle. Parce qu’entre l’état général du pays, le modèle social, les systèmes de redistribution, et les assurances sociales, la couverture des risques les plus fréquents n’est globalement pas mauvaise. On est loin des risques courus par les Américains ou les Anglais où la prise en charge est minimum.
Il y a donc d’autres inquiétudes à découvrir qui sont ressenties et mal exprimées, d’autres demandes que le système politique n’entend pas. C’est possible.
Ce qui est possible, c’est que cette masse d’épargne pourrait donner une marge de manœuvre qu’on ne soupçonne pas.
La troisième question qu’il faudrait se poser devrait porter sur l’usage qui pourrait être fait de cette épargne stérile. Actuellement, c’est l’Etat qui la préempte pour financer au moindre cout ses dépenses publiques et sociales. L’épargnant ne le sait pas et ne s’en rend pas compte mais son épargne de précaution sert à colmater les trous d’un état dispendieux ( par l’assurance vie ) et à payer une partie des dépenses sociales ( par le biais de la Caisse des dépôts ). L’Etat utilise l’épargne de précaution exactement comme il utilise l’impôt avec un avantage énorme, c’est que cette épargne remonte toute seule.
Sans rêver, on pourrait imaginer que l’épargnant informé puisse choisir librement ce qu’il peut faire de son épargne et notamment l’investir. Cette épargne de précaution lui sert à sécuriser l’avenir, pour beaucoup, c’est une réserve complémentaire à la retraite. Parce que l’épargnant sait que la retraite est fragile. Mais cette épargne n’est même pas capitalisée. On pourrait imaginer d’ailleurs un immense fonds d’investissement qui, avec cet argent, gèrerait des complémentaires retraite.
On peut tout imaginer, à condition que l’Etat n’en ait plus besoin pour faire ses fins de mois difficiles. Le problème est là. Pas ailleurs.